C’est la finale. Les sélectionneurs officiels sont dans les gradins. La tension dans le public est palpable. Les haut-parleurs hurlent une version saturée de « High way to hell » de AC/DC. Trois buts contre trois. Je lève les yeux et regarde brièvement le panneau d’affichage : 45 secondes en lettres rouges lumineuses. On est trois hommes contre cinq. Deux pénalités en cours. Il reste 45 secondes pour marquer un but et gagner ou pas, et pour moi, être sélectionné ou pas.
Remise en jeu, une goutte de sueur coule de mon front sur mes cils. Je sens très exactement son trajet tellement mes sens sont en alerte. Elle me pique mes yeux et brouille un instant ma vue. Je secoue la tête, me mets en position, les jambes légèrement écartées, ma crosse au sol, face à celle de mon adversaire.
Mon sang frappe dans mes oreilles. Schhuu ! Schhuu ! Schhuu ! L’arbitre va jeter le palet. Pa boum ! Pa boum ! Pa boum ! Mon cœur cogne dans la poitrine. J’ai mal aux jambes d’avoir tant pousser pour patiner, gagner de la vitesse, virer le plus sec possible, freiner en urgence. Ma blessure à la cheville se réveille. Une douleur lancinante part de la droite de ma cheville jusque dans le mollet. Je vais le payer demain. Je respire fort, vite. chipp, pffou, chipp, pffou, chipp, pffou !
Je lève les yeux et croise le regard gris de mon adversaire, il est aussi clair que l’eau gelée à mes pieds, aussi dure. Lui aussi ne va rien lâcher. Il me fait froid dans le dos. Un long frisson électrique remonte le long de ma colonne vertébrale. L’adrénaline. Mon corps se prépare.
L’arbitre siffle, jette le palet. C’est parti ! Je récupère la rondelle de caoutchouc, je tourne et accélère, direction les buts. Je lève la tête, regarde autour de moi tout en patinant en zigzag pour occuper mes poursuivants, les distancier si je peux.
Ma trajectoire se dessine automatiquement et instantanément dans mon cerveau. Je n’ai pas à réfléchir, je fais, j’agis.
Je cherche qui, de mes coéquipiers, est le mieux placé pour récupérer le petit bloc noir. Je ne peux pas passer à Jacques, il ne pourra pas rattraper. Je dois encore avancer. À William peut-être ? Je perçois qu’il se positionne, il anticipe pour rattraper le palet au cas où je déciderai de lui passer plutôt que de risquer de le perdre. William anticipe toujours. Je souris brièvement intérieurement, c’est un coéquipier efficace.
Ma décision est prise. Mes lames se fichent dans le sol, mon corps pivote. Je vire instantanément à 320 degrés à gauche avec agilité. Je ressens la vitesse de mon action à la torsion subie par mes genoux, mes hanches, mes chevilles.
Une poussée et je suis relancé à fond dans la direction opposée. Je n’ai même pas besoin d’y penser, mon cerveau ordonne, le reste du corps se soumet. Je suis une mécanique bien huilée. Mes mouvements : l’ expression parfaite des automatismes acquis à l’entrainement, des gestes mille fois répétés.
J’ai mal partout mais je me sens bien, exalté.
Je contourne le numéro 37 qui tombe. Je fonce derrière les filets. Gauche, droite, je pousse le palet. Un adversaire vient en face, il essaye de me contrer. Je pilote le palet avec précision. Il est une extension de ma crosse, une extension de ma main. Docilement, comme s’il voulait être conciliant avec moi, il passe entre les jambes de mon adversaire. La crosse de celui-ci se retrouve dans la trajectoire de mes patins, je saute par dessus, rattrape le palet, pile, et tourne à 90 °. Mon adversaire n’a pas su m’arrêter. Ouf ! La tension monte encore d’un cran en moi. J’entends le public qui hurle « Vas-y ! Vas-y ! » Je vais y arriver, je peux y arriver, je dois y arriver ! Ma respiration est démentielle. J’ai peur, un instant, de manquer d’oxygène, mes muscles en réclament toujours plus pour produire puissance, vitesse. Je contourne à nouveau le filet, un joueur essaye de me body checker contre le mur. Je l’esquive en me baissant et accélère encore. J’’entends le « boum ! » caractéristique du type qui se prend violemment la balustrade après avoir loupé son coup.
Je cherche mes coéquipiers tout en patinant, personne ne peut m’aider, un homme est sur chacun d’eux en défense, si je passe le palet, je le perds et nous perdons. Je suis seul. Le public hurle, frappe sur les parois de plastique autour de la patinoire. Une ouverture dans la ligne de but. Je tente. J’y vais seul, à fond. Le goal adverse me voit arriver. Je peux le faire, je peux foncer encore un peu et tenter de marquer. Je pousse une ultime fois sur mes jambes. Je fais un contact épaule contre épaule, violent avec le numéro 12 adverse qui vient vers moi. Je résiste. Je n’ai pas perdu le palet, je n’ai pas perdu l’équilibre. Je patine avec toute l’énergie qu’il me reste. Plus que 3 secondes. Je stoppe à deux mètres du filet. Mes lames crissent et projettent un jet de glace poudreuse. Ma cheville proteste sous l’effort, mais je l’ignore. La défense adverse n’a pas eu le temps de se mettre en place. Je lève ma crosse et frappe de toutes mes forces. Je vois comme au ralenti le palet frôler l’épaule du goal. La fin du match sonne en même temps que la rondelle touche le sol. But !!! J’ai marqué. Le public se déchaîne. Les gens hurlent d’excitation. Les premières notes de « We are the Champion. » de Queen raisonnent. Mes coéquipiers se précipitent vers moi, me soulèvent, me lancent en l’air. Je retrouve le sol, regarde dans les gradins. Mon regard accroche celui du sélectionneur. Il hoche la tête de haut en bas, imperceptiblement. C’est suffisant. Je sais maintenant, je suis sélectionné.
« Ouvrez les yeux, respirez ».
C’est la voix de Julie notre coach mental. L’exercice de visualisation est terminé.
Je parcours les vestiaires du regard. Tous mes coéquipiers affichent une expression concentrée. Une minute avant le match. Je respire profondément.
La porte s’ouvre, notre coach entre.
« Aller les gars, c’est l’heure, tuez-les sur la glace !!! », je me lève, prends ma crosse, résolue. En route vers la victoire…