Pitié, qu’il ne s’assoie pas à côté de moi !
Je ne veux pas de lui à côté de moi ! Mon cerveau crie danger, il est bizarre. S’il s’assoit à côté de moi, je ne pourrais pas aller aux toilettes de tout le voyage, jamais je n’oserai lui demander de me laisser passer. Comme a chaque fois que je monte dans le train et que la place à côté de moi est vide, je regarde avec anxiété l’entrée du wagon pour voir s’il y a encore beaucoup de gens qui entrent en quête d’un siège. Et là, je le vois entrer. Un drôle de type. Il porte un chapeau de cuir. Il est en jean, avec des boots. Il a vraiment un look étrange, genre cowboy. Je ne vois pas ses yeux. Autour de son cou : des chaînes et d’autres breloques. Je le vois se rapprocher, ses yeux passent d’un rang de fauteuil à l’autre recherchant une place. Il arrive à ma hauteur et il me dit : « C’est libre là ? ». Il a un accent, anglais je crois. Je baisse les yeux et je réponds un faible « oui » d’une voix hésitante. Mon Dieu, ce voyage va être infernal ! Il met son balluchon au-dessus de nos têtes dans l’espace réservé aux bagages. Il s’installe, ses grandes jambes ont du mal à trouver leur place. Il n’est pas vieux, dans la quarantaine peut-être. Je me sens vulnérable. Je n’aime pas ces voyages. J’ai tout un tas de petites stratégies pour m’isoler des cris d’enfants, du bruit des conservations de ceux qui ne voyagent pas seuls. J’ai mon tricot qui fait passer le temps. J’ai mon walkman. Que ma grand-mère soit bénie pour l’éternité d’avoir pensé à m’offrir cette machine à s’isoler du monde… en musique. J’ai mon air revêche et boudeur et si nécessaire, mon anglais est assez bon pour prétendre ne pas parler français, mais cette fois cette stratégie sera inutile et je me demande si les autres seront suffisantes.
Pour la énième fois, je fais, seule, le trajet Paris/Nîmes en TGV. Mon père vient de me déposer dans le train, me recommandant encore de ne parler à aucun étranger. Facile à dire ! Ce n’est pas lui qui se trouve maintenant avec un énergumène aux grandes jambes et au chapeau de cowboy assis à côté de lui ! Tout ça parce que ma mère est une littéraire et que mon père, lui, est un comédien de théâtre et que quelque chose dans ces deux professions doit provoquer une incompatibilité d’ego car je suis née il y a 13 ans et depuis maintenant quelques années, à chaque vacance, je vais les allers retours entre l’un et l’autre.
Pour me donner une contenance, je sors mon tricot. Je cale mon aiguille sous mon aisselle droite et je commence à compter mes mailles mais mon esprit, mon corps reste tendu, sensible à la présence de l’étranger. Que faire si le personnage s’avère malsain, dangereux, après tout son apparence n’incite pas à la confiance.
Dans l’espoir dérisoire de me protéger un peu plus, je décide de sortir mon Walkman, j’espère que mes piles dureront assez longtemps. Je cafouille, parce que mes mains tremblent un peu, et mon casque tombe sur le siège de mon voisin. Malheur !
Le cowboy le récupère, me le tend puis prend la parole
« Bonjour, je m’appelle Mike. Tu es toute seule dans le train ? »
Je lève la tête et le regarde. Il a retiré son chapeau et je peux voir ses yeux. Ils sont d’un bleu irréel, translucide. Des rides de sourires témoignent de sa vie, de son expérience. Son expression est douce, curieuse, avenante, il n’est peut-être pas si dangereux après tout.
« oui, je réponds. »
« C’est bien que tu sois méfiante, me dit-il, mais tu ne risques rien avec moi. »
Je l’observe franchement cette fois. Il me sourit et je me demande si n’est-ce pas exactement ce que les prédateurs d’enfant disent. Pourtant maintenant que je le vois, que j’ai entendu sa voix, que je connais son nom, quelque chose me laisse penser que je n’ai peut-être pas grand-chose à craindre de lui.
Il reprend la parole. « Tu as quoi, 12 -13 ans et tu voyages seule ? Quel stress pour toi … » « Oui, je réponds, je retourne chez ma mère, elle m’attendra à la gare. »
Je fais d’une pierre deux coups là. D’un côté j’entretiens la conversation, de l’autre je lui signale quand même que je ne suis pas complètement sans la protection de mes parents.
À partir de là, quelque chose que je n’aurai pas imaginé se produit : la conversation s’enchaîne. Il me demande ce que j’aime faire dans la vie à part tricoter. Je lui réponds que je suis passionnée de biologie, que rien ne m’intéresse plus que de comprendre le fonctionnement du monde. Je découvre alors qu’il est un scientifique. Il m’explique qu’il enseigne à l’université. Nous parlons de tout, des animaux, de la planète, de l’évolution.
À un moment donné, il me regarde avec intensité. Je me sens gênée par tant d’attention. Il me dit enfin : « tu es une fille pas banale et tu iras loin, crois-moi. »
Je glousse un peu et lui réponds pour rigoler :
« peut être jusqu’en Antarctique. »
Il me dit alors : « À ma connaissance, aucune femme n’est encore allée seule en Antarctique. »
Je le regarde franchement et je sais à ce moment que j’affiche mon air buté, celui que j’ai quand on me met au défi, je lui réponds :
« alors je serais la première ! »
Il part d’un grand rire, me regarde avec tendresse et conclu :
« oui, si quelqu’un en est capable, je pense que c’est toi. Prends soin de toi et continue de réfléchir comme tu le fais… je descends, c’est mon arrêt. »
Je n’avais pas vu le temps passer. Nous sommes en gare de Valence.
Cet étranger, plus si étrange, déplie son grand corps, remet son chapeau, me fait un clin d’œil et un pouce levé en signe d’au revoir, il s’engage dans l’allée du wagon, quelques secondes plus tard, il disparaît…
Aujourd’hui encore, surtout quand je prends le train, je repense à lui. Qui était-il réellement ? Un devin ? Un ange gardien ? Un voyageur temporel ? Un petit coup de pouce du destin ? Un messager ?… Car il a eu un impact sur ma vie. Si aujourd’hui, je ne suis pas encore allée en Antarctique, je suis cependant devenue une scientifique, une chercheuse. A-t-il semé une graine de confiance en moi ?