L’attraction a été immédiate. Tout de suite j’ai su que je t’aimerai toute ma vie. On s’est rencontré pour la première fois lorsque j’étais enfant. C’était un anniversaire avec des crêpes, de la chantilly et beaucoup d’invités aussi. Ce jour-là, je n’ai pas pu beaucoup profiter de toi. Je n’étais pas seule, la fête battait son plein. Il y avait des jeux, de l’excitation, du mouvement, de la musique pour détourner mon attention.
Dans les années qui ont suivies, il y a eu quelques rencontres. Elles étaient rares, imprévisibles et rationnées. Je n’avais pas l’exclusivité, mais je savais que l’envie de plus était tapie en moi. Quelque chose de l’ordre de la passion se mettait en place, c’était contenu, cadré par la vie de famille, par l’éducation, les circonstances.
À l’adolescence, les choses ont commencé à évoluer.
Deux facteurs ont changé la donne. Le premier, c’est qu’à mes 13 ans, mes parents m’ont alloué une somme d’argent de poche par mois. Ce n’était pas grand-chose, mais ce petit pécule mensuel pouvait être dépensé à ma guise. Je pouvais choisir. Cela me donnait l’impression de grandir et de savoir ce que je faisais.
L’autre événement, ça a été la rencontre avec ma meilleure amie. Nous étions en quatrième. Elle a tout changé parce qu’alors j’avais une alliée, quelqu’un qui vivait l’aventure avec moi, qui parlait le même langage que moi, qui avait les mêmes comportements que moi. Ce soutien a permis que l’habitude, en pointillée jusque là devienne plus régulière. La passion était confirmée. La satisfaction était là, le bonheur factice aussi, mais ça, je ne le savais pas encore.
Je me rappelle alors de nos longues soirées passer à papoter, à écouter de la musique, les tubes des années 80, A-ha, Michael Jackson, Madona. Nous refaisions le monde ensemble. Pendant cette période, notre relation semblait facile, sans conséquence, que du bonheur. Puis, sont venues les années de lycée et l’internat… là, les choses ont commencé à se corser. L’internat de fille, c’est la jungle. C’est le grand huit émotionnel. C’est la violence affective au quotidien. C’est l’humiliation des corps, la moquerie des émotions, la destruction des rêves. Du moins c’est l’expérience que j’en ai faite. Déjà, je n’avais plus ma meilleure amie comme alliée, elle était dans un autre établissement, mais en plus la solitude était mon quotidien, l’exclusion du groupe, ma norme. J’avais peu de ressources personnelles pour m’adapter à la comédie qui se déroulait sur la scène des dortoirs, pour faire face aux jugements violents sur mon corps, mon allure, mes vêtements, mes goûts. C’est vrai que je n’ai jamais été très conformiste. J’aimais lire au lieu de regarder la télé. J’étais bonne en science et en maths, une insulte à la gent féminine. Je n’avais aucun intérêt pour noter les garçons en fonction de leur look ou de leur capacité à embrasser correctement. Je m’isolais donc avec de la musique et rêvais du Canada, car le bruit incessant autour de moi, les cancans, m’épuisaient. Je n’étais pas faite pour ce monde ultra-social. Les choses se sont donc aggravées. Notre lien est devenu une nécessité, une dépendance. Finalement à chaque mauvaise note, il fallait que tu sois là pour me remonter le moral, à chaque dispute, déception, il fallait que tu m’apportes du réconfort, à chaque moment de solitude, tu étais mon compagnon. Circonstances aggravantes, à cause du regard des autres, je devais m’isoler, être discrète. La dépendance affective devenait considérable. Il n’y avait plus le cadre familial, plus d’adultes pour protéger. À l’internat, les seuls adultes présents vous rappellent juste d’être là avant la fermeture de portes du lycée et d’éteindre les feux à 10 h. Attendre du soutien émotionnel de leur part s’avère illusoire. Les conséquences de cette relation commençaient à se faire sentir, mais pas encore suffisamment pour que je choisisse de prendre les choses en main.
À l’âge adulte, il y a eu des périodes plus faciles que d’autres, mais globalement les choses ont empiré. J’étais autonome financièrement. Je n’avais plus de comptes à rendre. D’une certaine façon, cette indépendance permettait tout. Les seules limites étaient celles que je me posais. Le besoin lui était encré. Notre relation s’est intensifiée encore. Il n’y avait plus de garde fou. Je parvenais tant bien que mal à gérer les conséquences. Je pouvais toujours me leurrer. Ce fut définitivement impossible lorsque mon bébé est né. À parti de là, j’étais enfoncé jusqu’au cou. Je pataugeais, ma santé, mon moral en souffraient…
Aujourd’hui, notre relation est conflictuelle, violente. Par moment, je parviens à mettre de la distance avec toi. Je crois que ça y est, j’ai réussi à m’en sortir. Je ne replongerai pas. Mais non, je retombe, souvent plus bas encore. La honte m’accompagne. Comment peut-on ne pas avoir suffisamment de volonté pour se tirer de ces situations ? Comment rester victime volontaire, consciente ? Comment se fait-il que je dysfonctionne à ce point ? Mon environnement ne m’aide pas, car je te croise à chaque coin de rue, dans les magasins, dans les fêtes, chez mes amis, à l’école et au travail. Personne ne comprend ce que l’on peut vivre dans ce genre de situation. Les gens parlent de manque de volonté, de « comme on faire son lit, on se couche ». Qui comprend qu’il existe une histoire derrière cette dépendance ? Que ma vie s’est organisée, d’une certaine façon, autour de notre relation ? C’est pervers, c’est masochiste, mais c’est aussi tellement bon, parce que c’est souvent la seule source de réconfort, de douceur. J’ai conscience de ta toxicité pour moi, pour le monde. J’ai conscience de la duplicité dans laquelle cela me place, moi qui déteste les conséquences qu’engendrent notre relation, et pourtant je n’arrive pas (ou pas encore, l’espoir reste là) à renoncer, à arrêter, à rompre avec toi, mon amour, mon ennemi, ma passion, le chocolat.